Pour le monde anglophone, et dans la mouvance de la Banque Mondiale notamment, la dégradation des ressources renouvelables constitue le lien direct entre durabilité et fertilité du milieu. Pourtant, c’est la discipline économique qui aujourd’hui cadre l’essentiel du champ scientifique de la durabilité. Biot, Blaikie, Jackson & Palmer-Jones (1995) situent les travaux successifs qui ont été réalisés sur ce thème dans trois cadres idéologiques et politiques, qui ont générés des paradigmes et postures de recherche différenciés :
- L’approche « classique » (au sens de la Banque Mondiale), représentée par les néo-malthusianistes et les travaux de Hardin en 1968 (et sa fameuse tragédie des communs qui pointe l’absence de règles collectives et les comportements opportunistes dans l’usage des ressources communes comme causes principales de leur dégradation) par exemple, considère les producteurs et usagers ruraux comme ignorants des problèmes environnementaux, irrationnels dans leurs décisions et pratiques, marquées par une tradition implicitement considérée comme arriérée. Les problèmes environnementaux résultent de pratiques inadaptées des usagers. De façon plus structurelle, la démographie galopante, le manque de planification, et l’ignorance sont incriminés. Ces problèmes nécessitent des solutions environnementales, incluant de véritables grands travaux de conservation des sols (terrasses, courbes de niveau), et appliquées de façon bureaucratique, centralisée et descendante. Le monde paysan est traité de façon paternaliste et ni l’influence du marché et de l’environnement économique sur les usagers ruraux, ni leur capacité d’action collective ne sont considérés. Cette approche est un peu celle de la révolution verte lorsqu’elle a tenté de s’appliquer au Sud en développement, jusqu’au début des années 1970.
- L’approche populiste, que l’on peut situer autour des travaux de Conway et Chambers, et en partie Boserup, par exemple, place les producteurs et usagers ruraux au centre du débat (on pense au fameux « farmer first » de Chambers), idéalisant leurs capacités à s’organiser, à raisonner et à agir collectivement. Les savoirs et pratiques locaux sont également mis en avant et quelque peu idéalisés, et en aucun cas jugés impliqués dans la dégradation des ressources. Les problèmes environnementaux résultent d’une gestion défaillante de l’État. Les causes structurelles en sont des règles imposées par un marché capitaliste prédateur, une distribution des ressources politiquement biaisée et des technologies inappropriées. Ces problèmes nécessitent donc des solutions sociopolitiques générées par des processus ascendants, et des technologies alternatives, notamment agronomiques et conservatoires, appliquées par les communautés elles-mêmes (farmer-to-farmer), aidées par des ONG et des activistes. Cette approche a été promue par la Banque Mondiale pendant près de deux décades, jusqu’à la fin des années 1980 et a fortement marqué l’approche farming system des anglophones à ses débuts (techniques participatives, etc.). Cette approche, privilégiant la décentralisation, et la conduite des projets de développement par les communautés, et aujourd’hui très critiquée, notamment par la Banque Mondiale elle-même, pour ses faiblesses, et quelques faillites notoires (Mansuri & Rao, 2004).
- L’approche néo-libérale s’est développée depuis la fin des années 1980, la chute du bloc soviétique, et l’avènement de la globalisation. Cette approche se situe dans la mouvance de l’écodéveloppement, de l’économie de l’environnement en plein essor, et finalement du développement durable. Des auteurs tels qu’Ostrom sur l’action collective et la gestion des ressources, ou Ellis sur le paysannat en développement, ainsi que le mouvement systémique, représentent cette mouvance. Les producteurs et usagers ruraux sont considérés comme rationnels, mais cette rationalité est limitée par l’asymétrie d’information et des marchés défaillants. Les problèmes environnementaux sont attribués aux défaillances institutionnelles : politiques agricoles et environnementales inadaptées ou incomplètes, lourdeur bureaucratique et manque de régulations. De façon structurelle, les droits d’accès et d’usage (property rights) inadaptés, les prix, et les tendances démographiques sont les causes identifiées des dégradations environnementales observées. Celles-ci nécessitent des solutions économiques et institutionnelles, par des formes de régulations du marché, des droits d’accès et d’usage appropriés, une politique économique sur les ressources, incluant la tarification et des outils incitatifs (taxes, permis, quotas, etc.), la prise en compte des externalités. L’action collective est centrale, mais considérée sous l’angle de la négociation, de la gestion / résolution de conflits, des compromis. Aucune technologie particulière n’est promue a priori.
C’est ce dernier cadre qui est promu actuellement. En termes de recherche, on conçoit que l’économie en soit la discipline leader. Dans la pratique, les réflexions et analyses autour du concept de durabilité sont aujourd’hui plutôt le fait d’économistes et d’écologues, sur l’environnement, les politiques environnementales ou agricoles. Le courant recherche-système (et farming system) en agronomie, ainsi que les approches de recherche-action sont nés dans le second cadre politique, et évolue maintenant dans le troisième. Il reste donc à définir les entrées possibles pour les scientifiques dans ce courant. D’emblée, il semble qu’une alliance et des activités transdisciplinaires avec l’économie des ressources et de l’environnement s’imposent.
Hubert (2004) identifie dans la littérature deux points de vue : l’un privilégie une approche de la disponibilité des ressources, l’autre privilégie une approche du fonctionnement des systèmes biologiques et des systèmes sociaux. Thompson (1997, cité par Hubert 2004) formule cette distinction, entre disponibilité (resource sufficiency) et intégrité fonctionnelle (functional integrity).
L’approche par la ressource propose une hiérarchisation (de l’abondance à l’état critique), et repose sur la substituabilité entre ressources par rapport à la consommation (demande ou usage), et sur le rendement d’utilisation (productivité) compte tenu du progrès technologique. L’approche par l’intégrité fonctionnelle est systémique et inclue les activités humaines et leurs impacts sur les systèmes biophysiques. Cette approche s’intéresse plus à la durabilité des systèmes autour de la ressource, qu’à la durabilité de la ressource elle-même. Les questions de recherche s’attachent donc à identifier les points critiques de cette durabilité des systèmes, et à rechercher des alternatives renforçant cette durabilité.
Ainsi, dans le cadre d’un paradigme différent (autres valeurs-objectifs, au sens de Landais, 2002b) et de cadre institutionnels et politiques en évolution, la durabilité de l’agriculture renvoie sans doute à sa capacité à se transformer et à répondre au double challenge posé précédemment : durabilité autocentrée et durabilité des systèmes englobants.
Une telle approche de la durabilité privilégie la modélisation systémique, au sens de Le Moigne (1984 ; 1990). Elle oblige l’observateur d’un système à rendre compte de manière dynamique du fonctionnement du système étudié, mais aussi de ses transformations et de ses relations avec l’environnement (Hubert, 2004). On s’intéresse au devenir du système, et pas seulement à l’état des ressources qu’il mobilise. Cette posture est exigeante car elle peut amener à s’intéresser à des objets qui, pour être pertinents, peuvent sortir du champ habituel des approches agronomiques, en espace, en temps, et en transversalité. Ce sont en effet les objets et projets gérés directement par les agriculteurs. L’observation, l’analyse, puis la modélisation des pratiques des agriculteurs eu égard à ces projets sera l’approche privilégiée.
L’approche scientifique que propose Bawden (1997) repose sur le paradigme constructiviste et des démarches systémiques. Elle suppose une évolution des modalités du travail de recherche vers des protocoles d’observation sur le terrain (et non plus en laboratoire ou en station expérimentale), et vers la modélisation. L’implication du chercheur lui-même dans un partenariat pour la formulation de la problématique, puis l’action collective visant à aborder cette problématique en est un élément central, qu’Hatchuel (2000) qualifie de recherche-intervention.
Il est important de souligner ici que telle ou telle posture n’est pas considérée supérieure à une autre (en elle-même, l’approche systémique est ouverte et inclue les autres approches techno ou éco-centrées). Mais en même temps, en écho à Stengers (1998), il faut reconnaître et assumer le fait que des objectifs nouveaux, définis dans le cadre du développement durable, ne peuvent pas être atteints à partir de n’importe quelle posture de recherche. Chacune de ces postures de recherche a des règles qui lui sont propres et qu’il faut respecter. Hubert (2004) estime que c’est même une garantie de scientificité.