Agriculture et développement durable : d ’un paradigme productiviste à celui de développement

Au plan épistémologique, Denis (1999) considère que la première période des sciences de l’agriculture s’étend des origines aux années 1960-70. Pour Mazoyer & Roudart (1997), la période qui s’étend du XVIIIe siècle à la première partie du XXe siècle constitue la période de la première révolution agricole. Elle correspond à la recherche d’un objectif unique : l’augmentation de la production, et de la productivité de la terre et de la main d’œuvre. Le projet est productiviste, fortement encadré et aidé par les États, même dans les sociétés libérales. Même si très tôt Malthus dans son « Essai sur le principe de population » s’inquiète en 1798 « de la soutenabilité de l’environnement au regard du renouvellement des espèces » et de l’extraction des ressources (cité par Camerini, 2003) ce point de vue reste très marginal, et en aucun cas ne va orienter les recherches conduites ou les projets de société durant cette période.

Denis (1999) précise que les enjeux de l’agriculture aux XVIII et XIXe siècles sont surtout de limiter les risques, éviter les accidents de type phytosanitaire, obtenir des rendements plus constants, et coloniser des terrains jusqu’alors considérés impropres à l’agriculture. Avec les progrès des connaissances dans les domaines phytosanitaires, de la sélection variétale, de l’alimentation minérale des plantes, des sols et de la bioclimatologie, entre autres, l’agriculture du XXe siècle peut envisager une augmentation régulière des rendements et de la qualité des produits. Les tendances consommatrices des sociétés occidentales se confirment à partir des années 1950 et renforcent le paradigme productiviste.

Ces objectifs, conférés à l’agriculture, sa recherche et son industrie, sont ceux des sociétés civiles qui se succèdent durant cette longue période, et sont reconduits plus ou moins tacitement. Ils s’accompagnent de méthodes, valeurs et principes (formant un paradigme) d’abord très empreints de scientisme (selon l’esprit des XVIII et XIXe siècles), puis teintés de déterminisme et positivisme : la recherche va expérimenter et identifier des solutions techniques, de façon sectorielle, qui seront enseignés dans les centres d’enseignement agricole, et qui seront diffusés par les services de vulgarisation. On observe (des effets), on recherche et expérimente (des causes, des facteurs, des déterminants), on valide et généralise, et on diffuse auprès des producteurs, qui adoptent.

Dans la mesure où l’agriculture, et les disciplines qu’elle mobilise (notamment l’écophysiologie) enregistrent des résultats spectaculaires et positifs durant toute cette période, l’évaluation qui en est faite est très favorable et ne remet pas en cause ce modèle, ses objectifs, ni le paradigme productiviste.

Au plan scientifique, l’écophysiologie débouche ainsi sur des modèles d’élaboration du rendement pour un nombre toujours croissant de plantes cultivés, et qui promettent un contrôle toujours plus fin de la production à l’échelle de la parcelle, et l’optimisation du potentiel photosynthétique. Les connaissances approfondies des facteurs du milieu physique (sol et climat) alimentent ces modèles. Les apports de la biochimie et de la biologie moléculaire, puis des biotechnologies, notamment appliquées au génome, font également progresser le potentiel de production, la réduction des risques. La plante d’une part, le plant cultivé, la parcelle d’autre part, constituent donc les échelles d’observation, d’expérimentation et de mesure privilégiées.

A la fin de ce cycle, et, en France, par le termeTrente Glorieuses, la société civile elle-même salue les succès économiques et techniques de l’agronomie, et de tout le système recherche – enseignement - vulgarisation. Selon les mêmes principes, on s’apprête à engager le monde en développement sur la voie de la révolution agricole contemporaine, via la révolution verte.

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Les paradigmes

Dans ce chapitre, nous utilisons de façon répétée le concept de paradigme, au sens épistémologique de Kuhn, et non pas linguistique. Dans le foisonnement d’usages et de définitions ambiguës du terme, on retiendra deux acceptions, précisées par Kuhn lui-même après la sortie de son ouvrage clef en 1962, la structure des révolutions scientifiques. Un paradigme désigne l’ensemble des théories, des connaissances, des valeurs et des techniques que partage un groupe scientifique sur un sujet, à un moment donné. Un paradigme fournit donc la manière de poser et d’entreprendre la résolution d’un problème. C’est la « matrice disciplinaire » qui forme le cadre, l’ensemble de repères, auxquels les scientifiques d’une discipline se réfèrent lorsqu’ils évoquent des résultats ou des problèmes se posant dans leur domaine. Le mot paradigme désigne aussi la manière dont le chercheur qui est éduqué dans une discipline apprend à reconnaître, à isoler et à utiliser ces repères. Cette seconde acception renvoie à la phase pratique de la formation d’un scientifique. Pour Kuhn, un paradigme possède donc des dimensions sociologiques et pédagogiques.

Illustrant une certaine crainte des confusions et l’apparente difficulté du concept à passer en français, Legay (1997) ou Hubert (2004) par exemple parlent de point de vue lorsqu’ils désignent l’ensemble que constitue le statut que les chercheurs donnent à leur recherche, le type de connaissance qu’ils produisent, les démarches employées, le mode d’intervention mis en œuvre, etc. Il s’agit bien là de paradigme.

Comme un cadre, un paradigme soutient, mais aussi délimite et enferme ; d’où l’importance des paradigmes dans l’évolution des sciences et des sociétés, rythmée par des ruptures, voire des luttes entre paradigmes. Avec le concept de paradigme, Kuhn défend ainsi l’idée que les sciences n’avancent pas d’une façon progressive, consensuelle, linéaire et cumulative, mais par des phases de renouvellement radical, en installant de nouveaux cadres de perception et d’appréhension des problèmes. Plus tard, Lakatos (1978) précise le concept et le fait sortir du cadre de la recherche scientifique. Pour lui, un paradigme est une certaine vision que la société a d’elle-même et du monde, qui influence la façon dont la science se construit, et qui est incluse dans ce qu’il appelle le « programme de recherche ». Pour lui, les paradigmes se succèdent moins par des ruptures que par des processus de divergence, de fusion, de cohabitation, de compromis successifs. On est très proche de la définition de l’épistémè de Foucault (1966), qui désigne l’ensemble du projet culturel et scientifique, et du système de valeurs que se donne une société à une époque donnée.

 
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