2.2. Halieutique : peut-on exploiter les ressources vivantes marines de manière durable?


Introduction
Les ressources vivantes d’origine aquatiques contribuent aujourd’hui de manière très significative à l’alimentation humaine. En effet, tous secteurs confondus (pêche et aquaculture, mer et eau douce), la production halieutique mondiale est de l’ordre de 140 millions de tonnes par ans (FAO, 2007), soit un chiffre qui est presque du même ordre de grandeur que celui de la production de viande (environ 260 millions de tonnes). Les produits animaux d’origine aquatique constituent ainsi plus de 15 % de l’apport protéinique du terrien moyen, et plus de 50 % dans certains pays. Même si la part de l’aquaculture est aujourd’hui fortement croissante, une forte majorité de cette production (environ 60 %) est issue de la pêche maritime. Autrement dit, nous ne sommes vraiment passés de la chasse à l’élevage que dans le domaine terrestre et il n’est pas certain que nous y passions d’ici longtemps dans le domaine marin. Pour un part, notre alimentation provient de l’exploitation d’une ressource vivante sauvage, d’une ressource renouvelable …et donc de notre capacité à permettre son constant renouvellement.
Le secteur des pêches constitue ainsi un domaine d’interaction très important entre activités humaines et ressources naturelles, un domaine où se pose de manière particulièrement aiguë les problèmes de durabilité des activités humaines, un domaine ou les scientifiques ont acquis une expérience singulière en matière d’analyse de la dynamique des ressources naturelles. Dans ce chapitre, on s’appuie sur la présentation succincte de trois grandes catégories d’approche, qui ont été successivement mises en œuvre dans le domaine de l’halieutique, pour expliquer les déterminants essentiels de la dynamique des ressources marines exploitées et pour montrer comment la connaissance scientifique (ici de la dynamique des populations) peut contribuer à la définition de mesures de régulation des activités humaines (ici la pêche), dans un objectif de développement durable.


2.2.1. L'exploitation des ressources vivantes marines : éléments de contexte
Même si la pêche est une activité aussi ancienne que l’homme, la réelle mise en exploitation des océans mondiaux est elle extrêmement récente. Quelques éléments de contexte sur cette évolution permettent de mieux comprendre les enjeux actuels.


Evolution des captures mondiales

Pour l’essentiel, la pêche maritime est restée cantonnée dans des zones côtières localisées, jusqu’au début du vingtième siècle. La production mondiale ne dépassait alors pas 5 millions de tonnes. Elle s’est ensuite rapidement accrue, d’abord avec l’apparition des navires motorisés dans l’entre deux guerres, puis avec le développement de grandes flottes de pêche industrielles qui ont progressivement «conquis» les différents océans mondiaux. Deux points sont ici à souligner : 1. à l’échelle des écosystèmes, cette évolution est extrêmement rapide ; on est ainsi passé en quelques décennies de situations proches de l’état vierge à un impact anthropique massif ; 2. cette croissance est aujourd’hui stoppée, avec une production qui plafonne depuis une quinzaine d’années aux environs de 85 millions de tonnes. Si on fait exception de la chine (qui est le premier producteur mondial, mais dont les captures sont connues pour être surestimées), on assiste même à une régression significative des prises. Ceci traduit très vraisemblablement le fait que les potentiels de production du milieu marin ont été globalement atteints et même dépassés en de nombreux endroits.

Crédits
D'après : FAO
Légende
Figure 3.2.2.1 : Evolution des captures mondiales de la pêche maritime, par océan

En France : quand la stagnation cache une dégradation
En France, comme d’ailleurs dans l’ensemble de l’Atlantique Nord, la production des pêches maritimes est globalement stagnante depuis le début des années 70. Cette stagnation cache cependant des évolutions fortes. D’une part, le nombre de navires et surtout le nombre de marins est en forte régression (- 50 % depuis 30 ans, pour le second) ce qui est évidemment source de difficultés économiques et sociales. D’autre part, tous les secteurs n’ont pas évolués de la même manière. Les espèces de fonds (dites espèces «démersale », généralement de forte valeur commerciale et qui se situent relativement haut dans les réseaux trophiques) ont été et sont encore fortement surexploitées ; leurs captures ont globalement été diminuées par 2, entraînant des situations de crises, notamment pour les chalutiers industriels Bretons. A l’inverse, la pêche thonière a connu un important développement, notamment en zone inter-tropicale. Elle concerne des stocks à très vaste aire de répartition, longtemps sous-exploités mais qui sont aujourd’hui en situation de pleine exploitation (sauf le thon rouge de Méditerranée, déjà très surexploité).

La généralisation des situations de surexploitation
Le développement des pêches mondiales s’est fait au prix d’une diminution très forte de l’abondance des ressources exploitées. La biomasse des stocks cibles a souvent été divisée par 3 ou 4, et parfois par 10, voir par 20 ou 30. Parallèlement, la proportion des stocks considérés comme étant surexploités s’est rapidement accrue, tandis que le nombre de stocks sous-exploités diminuait (Fig. 3.2.2.2). Fort heureusement, nous verrons que la notion de surexploitation n’implique pas une disparition des stocks concernés ; elle traduit cependant un mauvais état de la ressource et une faible efficacité du système d’exploitation. Dans les eaux européennes, on estime ainsi que la majorité des captures provient aujourd’hui de stocks en mauvais état.

Crédits
D’après : FAO, 2007
Légende
Figure 3.2.2.3 : Proportion de stocks halieutiques sur et sous-exploités dans le monde

Evolution qualitative : le « Fishing down marine food web »

La diminution des biomasses des espèces cibles s’accompagne souvent d’une modification qualitative des prises, qui traduit un changement de l’écosystème sous-jacent (Figure 3.2.2.3). Les espèces prédatrices et à forte longévité sont généralement les premières et les plus affectées. Leur surexploitation a des effets en cascades sur les espèces proies, dont l’abondance peut augmenter …avant qu’elles ne soient à leur tour surexploitées. On assiste ainsi à diminution progressive du niveau trophique* moyen des prises. Dans le même temps, les habitats sont affectés par certains modes de pêches, et en particulier par le chalutage qui a des effets destructeurs sur les communautés benthiques. Même si les cas de disparition d’espèces directement imputables à la pêche reste limités, cette évolution traduit une diminution de la biodiversité fonctionnelle de l’écosystème. Elle s’accompagne souvent d’une plus grande instabilité et d’une plus grande sensibilité à la variabilité de l’environnement.

Crédits
D’après Pauly et al, 1998
Légende
Figure 3.2.2.3 : Représentation schématique du processus de « fishing down marine food web »