2.2.2. Les modèles usuels de dynamique des populations : retour sur un échec
L’histoire des pêches mondiales est donc à la fois l’histoire d’un succès, marqué par le spectaculaire développement du secteur, et celle d’un échec cinglant dans l’anticipation d’une dégradation aujourd’hui avérée et lourde de conséquences du capital écologique. Pourtant, dès les années cinquante, les scientifiques halieutes ont développé un cadre conceptuel, basé sur des modèles de dynamique de populations mono-spécifiques, et qui devaient permettre une gestion dite « rationnelle » des pêches. Ces modèles ont joué et jouent encore aujourd’hui un rôle essentiel dans l’aménagement des pêches ; comprendre leur porté et leurs limites est donc riche d’enseignements.


Principe des modèles – Notions de sur-exploitation et de MSY

Les modèles les plus simples (les seuls que nous évoquerons ici), dits modèles globaux ou modèles de production, s’appuient sur l’idée suivante : un stock a l’état vierge (i.e. sans exploitation) présente une biomasse plus ou moins constante au cours du temps. Ceci signifie que sa production biologique est globalement nulle, les gains de biomasses liés à la reproduction ou à la croissance individuelle étant compensés par la mortalité naturelle. Dans ces situations inexploitées l’abondance du stock est forte ; ceci induit une forte compétition intra-spécifique, qui se fait en particulier ressentir sur les stades les plus jeunes. Lorsqu’une exploitation intervient, elle tend à faire diminuer la biomasse et donc la compétition intra-spécifique (Figure 3.2.2.4). Par suite la production biologique devient positive (elle permettrait au stock de revenir dans son état d’origine, si la pêche était stoppée). Pour des efforts de pêche* faibles, la production biologique est ainsi une fonction croissante de l’effort. Ceci n’est cependant vrai que sous un certain seuil, car si l’effort de pêche devient trop élevé et l’abondance trop faible, la production biologique diminue à son tour et tend vers zéro ; fort logiquement, un stock de biomasse nulle a une production biologique nulle !
Dès lors, on montre que tout niveau de biomasse peut être maintenu constant (donc exploité de manière durable), en prélevant la production biologique qui lui est associée ; on parle alors de capture équilibrée. Réciproquement, lorsque l’effort de pêche reste constant, on montre que l’abondance du stock, ainsi que la production biologique et la capture correspondante tendent progressivement vers leur valeur d’équilibre respectif. Ainsi, un effort de pêche très faible autorise un stock abondant mais peu productif ; bien sur, il est possible de pêcher beaucoup une année donnée, mais pas en maintenant la biomasse identique ou proche de celle d’un stock vierge. A l’inverse, un effort élevé implique une abondance faible et donc des captures également faibles. Entre les deux, le modèle montre qu’il suffit de régler l’effort de pêche sur la valeur EMSY, pour maximiser la production de manière durable. Cet effort est dit effort de maximisation et la capture qui lui est associée et appelée « rendement maximum soutenable (RMS) » ou « Maximum Sustainable Yield (MSY) ». La situation au-delà de l’effort de maximisation est elle qualifiée de situation de surexploitation. Elle peut être durable (on y reviendra), mais toute diminution de l’effort de pêche (donc des coûts d’exploitation) permettrait d’accroître la capture totale (donc les gains).
Crédits
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Légende
Figure 3.2.2.4 : Principe du modèle global de production
La biomasse du stock et sa production biologique sont exprimées en fonction de l’intensité d’exploitation. Lorsqu’une pêcherie se développe, l’effort de pêche augmente ; la capture est d’abord croissante, mais diminue dès que la surexploitation est atteinte (les axes sont ici exprimés en valeurs relatives, sans dimension).

Quand l’expérience confirme le modèle : un exemple d’application

Ce modèle a été appliqué avec succès à l’étude de très nombreux stocks. Il est généralement ajusté aux données d’abondance observées lors de la phase de développement d’une pêcherie. On modélise ainsi la fonction de réponse du stock à l’accroissement progressif de la pression de pêche.
Dans l’exemple des pêcheries démersales Sénégalaises (Figure 3.2.2.5), on observe clairement la diminution d’abondance des 5 stocks étudiés, au fur et à mesure que l’effort de pêche s’accroît. La capture passe par un maximum qui correspond approximativement au MSY, au milieu des années 80 (environ 25 000 t, pour la somme des 5 espèces). Elle diminue ensuite, en raison d’une forte surexploitation (en particulier, pour le Thiof et le Pagre). Le modèle de production indique qu’une division par 2 de l’effort de pêche permettrait d’augmenter très sensiblement les captures (de 15 à 25 000 T).
Crédits
D’après Gascuel et al 2005a
Légende
Figure 3.2.2.5 : Un exemple d’évolution d’une pêcherie et d’ajustement du modèle global : évolution de l’effort de pêche, de l’abondance du stock et des captures pour 5 espèces démersales importantes du Sénégal ; modèle de captures à l’équilibre (Conventionnellement, la valeur de 1 correspond à l’effort de pêche de la dernière année connue).

Du modèle à la décision : 4 raisons «objectives» pour ne pas agir

La surexploitation conduit à des biomasses faibles, et généralement à une faible rentabilité économique des pêcheries. Dès lors, la recherche du MSY a été affichée comme un objectif prioritaire pour la gestion de nombreux stocks. Pourtant cet objectif n’a été que rarement atteint et nous avons vu que les situations de surexploitation tendent à se généraliser. Quatre raisons principales peuvent l’expliquer :
L’opposition entre intérêts individuels ou nationaux et intérêt collectif. Même lorsque tout pousse à une diminution globale de l’effort, chacun a intérêt à prélever la plus grosse part possible du gâteau. Chacun cherche donc à avoir l’engin de pêche ou le navire le plus performant, ce qui contribue à l’accroissement de l’effort de pêche et à l’aggravation des problèmes de surcapacité des moyens de capture.
L’opposition entre court terme et long terme. A court terme, il est toujours tentant de pêcher plus, quitte à entamer le capital écologique et à devoir en payer le prix à long terme. Réciproquement, une diminution de l’effort de pêche implique toujours une période transitoire de diminution des captures, qui peut être économiquement et socialement difficile ; les gains éventuels ne se font sentir qu’au bout de quelques années, lorsque le stock a eu le temps de se reconstituer. L’opposition, au moins apparentes, entre impératifs de gestion et considérations sociales. La manière a priori la plus simple (et finalement la plus brutale) de diminuer l’effort de pêche est de diminuer le nombre de navires et de marins …ce qui est difficile socialement et surtout politiquement, notamment dans les sociétés marquées par le chômage.
Le caractère plurispécifique des pêcheries et leur capacité d’adaptation. Lorsqu’un stock est surexploité, une partie de l’effort de pêche se reporte généralement sur d’autres ressources …toujours plus loin, toujours plus en profondeurs, ou toujours plus bas dans les réseaux trophiques. La dégradation est réelle, mais n’est pas nécessairement ressentie comme telle par les pêcheurs.

Il n’y a donc pas de transcription simple ; la construction de modèle de dynamique des populations, fussent-ils parfaitement fiables (ils ne le sont pas toujours, mais souvent) et même s’ils conduisent à des diagnostics et à des pronostics pertinents, ne suffit pas à assurer une gestion rationnelle des stocks et des pêcheries.

Des mesures de gestion… insuffisantes

En s’appuyant sur les approches de dynamique des populations, des mesures de gestion ont pourtant été prises. La plupart des grands stocks européens fait par exemple l’objet d’un contingentement des captures, visant en principe à limiter l’effort de pêche (ce sont les fameux TAC* et quotas décidés chaque année en conseil des ministres de pêches, sur la base des avis scientifiques). En outre, l’instauration de permis d’exploitation a conduit à une réduction très significative du nombre de navires. Dans bien des cas, ces mesures sont socialement douloureuses et sont contestées par les pêcheurs. Pourtant, elles s’avèrent globalement insuffisantes pour enrayer la dégradation des ressources et le déclin des pêcheries. La raison principale en est que les innovations technologiques font plus que compenser les mesures prises. Souvent, le nombre de navires diminue, mais ceux qui restent s’équipent de moteurs, d’engins de pêche, de radars, d’appareil de détection du poisson (etc.) toujours plus efficaces, de telle manière que la pression de pêche réelle n’est finalement pas diminuée. Plus généralement, on observe que le secteur des pêches reste très fortement subventionné, ce qui contribue au maintient des surcapacités de pêches.
Il existe donc un décalage certain entre les impératifs d’une « bonne gestion », dont les pêcheurs eux-mêmes pourraient être les bénéficiaires à long terme, et les mesures réellement mises en œuvre. Pourquoi n’agit-on pas de manière plus énergique ? Pour les 4 raisons citées ci-dessus, mais aussi et de manière plus fondamentale parce que la société ne l’a pas vraiment « exigé ». D’une certaine manière, les logiques économiques de court terme l’ont jusqu’à présent emporté ; il existait un consensus implicite pour accepter les mesures aptes à maintenir un minimum de rentabilité, mais pas pour prendre celles assurant une réelle durabilité écologique, économique et sociale à l’exploitation. Ce « consensus à la surexploitation » tend cependant à être remis en cause, d’abord avec l’approche de précaution et plus franchement avec l’approche écosystémique des pêches.