2.2.3. L'approche de précaution : une démarche empirique
L’approche de précaution a des fondements scientifiques et juridiques. Elle est ainsi la traduction pratique du « principe de précaution* », adopté lors de la conférence de Rio sur le développement durable (1992). Dans le domaine de l’halieutique, elle se traduit par la définition de niveaux de référence limites et de règles de gestion à adopter lorsque ces seuils sont franchis.


Dynamique du recrutement* : le modèle en deux phases

L’approche de précaution, telle qu’elle est notamment mise en œuvre en Europe, s’appuie principalement sur l’étude des processus de renouvellement du stock. Schématiquement, on considère que ces processus peuvent être traduits par un modèle en 2 phases (Figure 3.2.2.6). Lorsque la biomasse du stock est importante, et donc que son potentiel reproducteur* est suffisant, on admet que le nombre de poissons recrutés chaque année dans le stock est indépendant de la taille du stock. Autrement dit, ce n’est pas l’abondance des géniteurs qui détermine l’abondance des jeunes recrues, mais les conditions du milieu environnant. Ceci a une conséquence qui peut paraître surprenante : dans cette situation, la pêche n’a pas d’impact significatif sur le renouvellement du stock ; même si la biomasse est diminuée, le recrutement n’est pas affecté et aucune mesure de gestion ne se justifie en matière de protection du potentiel reproducteur. Bien sur, ce raisonnement a une limite et à l’inverse, lorsque la biomasse du stock devient très faible le recrutement diminue. Cette diminution peut être relativement brutale et entraîner un phénomène d’effondrement du stock, moins de recrue produisant moins de géniteurs, donc encore moins de recrues à la génération suivante, etc. Le stock de morues de Mer du Nord constitue une illustration frappante de cette dynamique en 2 phases, avec un recrutement variable mais indépendant de l’abondance du stock et de l’effort de pêche jusqu’en 1986 ; et à l’inverse à partir de 1987, une surexploitation qui devient telle qu’elle a un effet direct sur le renouvellement du stock et entraîne son effondrement.
Crédits
D’après les données CIEM 2005
Légende
Figure 3.2.2.6 : Relation entre le potentiel reproducteur d’un stock et le recrutement qui en est issu ; fixation des seuils Blim et Bpa : exemple du stock de morues de Mer du Nord

Valeurs seuil et règles de décision – Principe de l’approche de précaution

Dans ce schéma, l’approche de précaution vise non plus à maximiser la capture (comme on peut le faire en recourant au modèle global), mais simplement à s’assurer que le stock n’entre pas dans la zone dangereuse où la pêche à un impact sur le recrutement. Il faut donc éviter que la biomasse féconde du stock passe en dessous de la valeur seuil notée Blim (cf. figure 3.2.2.6). Généralement, cette valeur est déterminée de manière empirique à partir des travaux d’évaluation de stock. Comme l’estimation comporte une certaine imprécision, on se donne une marge de sécurité en retenant comme valeur seuil une biomasse notée Bpa, dite biomasse de précaution. Selon un résonnement identique, on montre que la zone dangereuse est atteinte au-delà d’un effort de pêche limite noté Elim, auquel est associée une valeur de précaution notée Epa. Pour chaque stock étudié, ces différentes valeurs définissent le « graphique de précaution » (Figure 3.2.2.7), sur lequel il est possible de reporter la trajectoire du stock et sa situation actuelle. Le stock est dans la « zone de sécurité » tant que sa biomasse féconde reste élevée (supérieure à Bpa) et que l’effort de pêche qui lui est appliqué reste faible (inférieur à Epa). Dès qu’il sort de cette zone, des mesures de limitation de la pêche doivent être prises. L’Europe a notamment retenu comme principe de fixer chaque année les quotas de pêche au niveau qui permettrait en principe un retour dans la zone de sécurité, dès l’année suivante.

Mise en œuvre en Europe : le début d’un succès ?

La procédure décrite ci-dessus a été adoptée en Europe en 1998. Même si les principes affichés n’ont été que partiellement appliqués, cette approche a incontestablement contribué à un renforcement des mesures de limitation de l’effort de pêche. Les effets en sont contrastés et font l’objet de débats scientifiques. Un certain nombre d’études semblent indiquer que la dégradation des ressources aurait été récemment stoppée. L’étude de Garcia et De Leiva (2005) met par exemple en évidence un retournement de tendance, en ce qui concerne la trajectoire moyenne de 14 stocks européens sur le graphique de précaution (Figure 3.2.2.7).
Crédits
D’après Garcia et De Leiva, 2005
Légende
Figure 3.2.2.7 : Trajectoire moyenne de 14 stocks européens importants, sur le graphique de précaution
Interprétation : Entre 1970 et 2000, on observe une diminution des biomasses en même temps que l’effort de pêche augmente, tandis que les années 2001-03 semblent marquer un retour vers la zone de sécurité
Néanmoins ce résultat reste très fragile et la situation d’un certain nombre de stocks continue à se dégrader. D’une manière plus générale, cette approche autorise une surexploitation sensible (les seuils Epa sont toujours supérieurs à l’effort de maximisation EMSY) qui est actuellement remise en cause, à la fois par les recherches concernant le fonctionnement des écosystèmes, par une demande de durabilité écologique formulée de manière croissante par les opinions publiques, et par les textes issus des conférences intergouvernementales, au premier rang desquelles se place le sommet de Johannesburg (2002).