. Des chasseurs-cueilleurs sont ainsi devenus agriculteurs, mettant en œuvre deux formes initiales principales d’agriculture : les systèmes d’élevage pastoral, et les systèmes de culture sur abattis-brulis. Ces derniers ont évolués en des formes très diverses de systèmes agraires post-forestiers, dont un grand nombre existe toujours, notamment dans les zones en développement (décrits par Ruthenberg, 1993
; Dixon & Gulliver, 2002
).
.

Légende
- Les systèmes agricoles sont des construits sociaux ; s’ils exploitent les ressources naturelles, et donc dépendent de processus et de lois physiques, thermodynamiques, biologiques, chimiques, ils répondent avant tout à des impératifs dictés par les hommes : individus, familles et sociétés ; De Rosnay (1975)
assimile ainsi l’agriculture à une entreprise organisée de domestication de l’énergie solaire ;
- Cette organisation, ces construits sociaux, ces innovations concernent plusieurs échelles d’espace et de temps, et différents objets, de la plante à la parcelle, à l’exploitation (ou son équivalent), à la région, voire à la société et son empreinte spatiale dans son ensemble (Malézieux & Trebuil, 2000)
; - Comme le souligne aussi Denis (1999)
, la mise en place de ces systèmes a donné lieu à (et s’est nourri de) une accumulation considérable, progressive, endogène et différenciée de connaissances, plus ou moins structurées et spatialement fragmentées, par les sociétés humaines qui mettaient en œuvre ces systèmes, et sans contribution exogène (de type scientifique et technique) d’aucune sorte. Ce point renforce l’idée que la connaissance est bien un processus dynamique, qui appartient aux sociétés, et non pas aux seuls mondes scientifique et académique (De Rosnay, op. cit.)
.
; leur caractère est trop fragmentaire et localisé, les échanges entre sociétés et leurs connaissances de l’agriculture ne sont pas assez denses et fréquents.
et Gillet et al. (2003)
évoquent également l’accélération de la dégradation des ressources naturelles comme justification à l’introduction de recherche et de vulgarisation, pour pallier aux défauts des pratiques paysannes anciennes, plus toujours adaptées. Denis (1999)
, Boulaine (1992)
et Mazoyer & Roudart (1997)
avancent des raisons complémentaires, liées à un contexte idéologique et philosophique : l’agronomie, science de l’agriculture, émerge dans les courants physiocratiques puis utilitaristes du XVIIIe siècle, au tout début de l’industrialisation, à une époque où la ruralité était presque tout. C’est le début de la première révolution agricole. Aussi, les connaissances scientifiques nouvelles acquises aux XVIIIe et XIXe siècle en chimie, en botanique, en biologie, puis en génétique, nécessitaient un « véhicule » nouveau, plus intégré que les disciplines elles-mêmes, pour leur transmission vers les campagnes et les acteurs agricoles (eux-mêmes objets d’alphabétisation massive à ces époques). L’agronomie était née.
Définition
Dans ce chapitre, nous utilisons de façon répétée le concept de paradigme, au sens épistémologique de Kuhn, et non pas linguistique. Dans le foisonnement d’usages et de définitions ambiguës du terme, on retiendra deux acceptions, précisées par Kuhn lui-même après la sortie de son ouvrage clef en 1962, la structure des révolutions scientifiques. Un paradigme désigne l’ensemble des théories, des connaissances, des valeurs et des techniques que partage un groupe scientifique sur un sujet, à un moment donné. Un paradigme fournit donc la manière de poser et d’entreprendre la résolution d’un problème. C’est la « matrice disciplinaire » qui forme le cadre, l’ensemble de repères, auxquels les scientifiques d’une discipline se réfèrent lorsqu’ils évoquent des résultats ou des problèmes se posant dans leur domaine. Le mot paradigme désigne aussi la manière dont le chercheur qui est éduqué dans une discipline apprend à reconnaître, à isoler et à utiliser ces repères. Cette seconde acception renvoie à la phase pratique de la formation d’un scientifique. Pour Kuhn, un paradigme possède donc des dimensions sociologiques et pédagogiques.
Illustrant une certaine crainte des confusions et l’apparente difficulté du concept à passer en français, Legay (1997)
ou Hubert (2004)
par exemple parlent de point de vue lorsqu’ils désignent l’ensemble que constitue le statut que les chercheurs donnent à leur recherche, le type de connaissance qu’ils produisent, les démarches employées, le mode d’intervention mis en oeuvre, etc. Il s’agit bien là de paradigme.Comme un cadre, un paradigme soutient, mais aussi délimite et enferme ; d’où l’importance des paradigmes dans l’évolution des sciences et des sociétés, rythmée par des ruptures, voire des luttes entre paradigmes. Avec le concept de paradigme, Kuhn défend ainsi l’idée que les sciences n’avancent pas d’une façon progressive, consensuelle, linéaire et cumulative, mais par des phases de renouvellement radical, en installant de nouveaux cadres de perception et d’appréhension des problèmes. Plus tard, Lakatos (1978)
précise le concept et le fait sortir du cadre de la recherche scientifique. Pour lui, un paradigme est une certaine vision que la société a d’elle-même et du monde, qui influence la façon dont la science se construit, et qui est incluse dans ce qu’il appelle le « programme de recherche ». Pour lui, les paradigmes se succèdent moins par des ruptures que par des processus de divergence, de fusion, de cohabitation, de compromis successifs. On est très proche de la définition de l’épistémè de Foucault (1966)
, qui désigne l’ensemble du projet culturel et scientifique, et du système de valeurs que se donne une société à une époque donnée.