Légende
- Les systèmes agricoles sont des construits sociaux ; s’ils exploitent les ressources naturelles, et donc dépendent de processus et de lois physiques, thermodynamiques, biologiques, chimiques, ils répondent avant tout à des impératifs dictés par les hommes : individus, familles et sociétés ; De Rosnay (1975) assimile ainsi l’agriculture à une entreprise organisée de domestication de l’énergie solaire ;
- Cette organisation, ces construits sociaux, ces innovations concernent plusieurs échelles d’espace et de temps, et différents objets, de la plante à la parcelle, à l’exploitation (ou son équivalent), à la région, voire à la société et son empreinte spatiale dans son ensemble (Malézieux & Trebuil, 2000) ;
- Comme le souligne aussi Denis (1999), la mise en place de ces systèmes a donné lieu à (et s’est nourri de) une accumulation considérable, progressive, endogène et différenciée de connaissances, plus ou moins structurées et spatialement fragmentées, par les sociétés humaines qui mettaient en œuvre ces systèmes, et sans contribution exogène (de type scientifique et technique) d’aucune sorte. Ce point renforce l’idée que la connaissance est bien un processus dynamique, qui appartient aux sociétés, et non pas aux seuls mondes scientifique et académique (De Rosnay, op. cit.) .
Définition
Dans ce chapitre, nous utilisons de façon répétée le concept de paradigme, au sens épistémologique de Kuhn, et non pas linguistique. Dans le foisonnement d’usages et de définitions ambiguës du terme, on retiendra deux acceptions, précisées par Kuhn lui-même après la sortie de son ouvrage clef en 1962, la structure des révolutions scientifiques. Un paradigme désigne l’ensemble des théories, des connaissances, des valeurs et des techniques que partage un groupe scientifique sur un sujet, à un moment donné. Un paradigme fournit donc la manière de poser et d’entreprendre la résolution d’un problème. C’est la « matrice disciplinaire » qui forme le cadre, l’ensemble de repères, auxquels les scientifiques d’une discipline se réfèrent lorsqu’ils évoquent des résultats ou des problèmes se posant dans leur domaine. Le mot paradigme désigne aussi la manière dont le chercheur qui est éduqué dans une discipline apprend à reconnaître, à isoler et à utiliser ces repères. Cette seconde acception renvoie à la phase pratique de la formation d’un scientifique. Pour Kuhn, un paradigme possède donc des dimensions sociologiques et pédagogiques.
Illustrant une certaine crainte des confusions et l’apparente difficulté du concept à passer en français, Legay (1997) ou Hubert (2004) par exemple parlent de point de vue lorsqu’ils désignent l’ensemble que constitue le statut que les chercheurs donnent à leur recherche, le type de connaissance qu’ils produisent, les démarches employées, le mode d’intervention mis en oeuvre, etc. Il s’agit bien là de paradigme.
Comme un cadre, un paradigme soutient, mais aussi délimite et enferme ; d’où l’importance des paradigmes dans l’évolution des sciences et des sociétés, rythmée par des ruptures, voire des luttes entre paradigmes. Avec le concept de paradigme, Kuhn défend ainsi l’idée que les sciences n’avancent pas d’une façon progressive, consensuelle, linéaire et cumulative, mais par des phases de renouvellement radical, en installant de nouveaux cadres de perception et d’appréhension des problèmes. Plus tard, Lakatos (1978) précise le concept et le fait sortir du cadre de la recherche scientifique. Pour lui, un paradigme est une certaine vision que la société a d’elle-même et du monde, qui influence la façon dont la science se construit, et qui est incluse dans ce qu’il appelle le « programme de recherche ». Pour lui, les paradigmes se succèdent moins par des ruptures que par des processus de divergence, de fusion, de cohabitation, de compromis successifs. On est très proche de la définition de l’épistémè de Foucault (1966) , qui désigne l’ensemble du projet culturel et scientifique, et du système de valeurs que se donne une société à une époque donnée.